mardi 22 juillet 2014

La cage de verre



En consultant le calendrier, ce matin-là, le prisonnier soupira.

Quatre ans. Quatre longues années. Longtemps. Trop longtemps qu’il croupissait là, captif d’une cage de verre et du bon vouloir de son geôlier.

À peine cette pensée lui traversait-elle l’esprit que la lumière s’alluma et qu’il apparut dans son champ de vision.

Il. Alexis Brabanne. Celui qu’il avait longtemps pris pour son meilleur ami, pour son guide, pour son mentor. L’homme qui devait l’aider à révéler au monde tout ce qu’il y avait en lui et qu’il brûlait de raconter. L’ami qui lui avait promis de le soutenir dans la transmission de son savoir et de son expérience. Le guide qui devait lui permettre de transformer la vie des hommes et des femmes réceptifs à son message.

Alexis Brabanne. L’ancien mentor qui s’était transformé en geôlier et avait balayé tous ces rêves d’un geste de la main en l’enfermant dans une cage dont il n’était plus sorti depuis mille-quatre-cent-soixante longues journées.



Pour la seconde fois depuis le lever du jour, le prisonnier soupira. Il fit mine de se lever, s’interrompit en plein mouvement, haleta bruyamment, puis se rassit dans son coin, résigné.

Les premiers mois, il avait tout fait pour attirer l’attention de son ancien ami. Il avait hurlé, tempêté, pleuré. Il s’était époumoné jusqu’à en faire trembler sa cage. Il s’était même abaissé à supplier.

En vain. Sa prison de verre était insonorisée et Alexis tout à fait sourd à ses suppliques. Il arrivait de temps à autre que son geôlier lui jette un coup d’œil désabusé. Parfois, il lui rendait visite pour lui demander quel était ce message si important qu’il souhaitait transmettre au monde. Comme s’il avait pu l’oublier ! Il lui arrivait aussi de le traîner de force d’un coin à l’autre de sa cage.

Mais jamais, au grand jamais, il n’avait fait mine de le libérer.

Le prisonnier haleta bruyamment. Une larme de désespoir naquit au coin de son œil lorsqu’il songea qu’il resterait probablement enfermé jusqu’à la fin de ses jours. Ou plutôt jusqu’à la fin des jours d’Alexis. Parce que lorsque son ancien ami disparaîtrait, ses chances de voir la lumière du jour s’évanouiraient avec lui.

Il jeta un coup d’œil à l’homme qui lui faisait face et qui ne semblait même plus s’apercevoir de sa présence. Plus le temps passait, plus son geôlier maigrissait. Ses cheveux jadis d’un brun brillant étaient aujourd’hui longs et parsemés de fils blancs. Ses joues étaient creuses et mal rasées. L’éclat de ses yeux bleus qui paraissaient autrefois étinceler s’était éteint au fil des ans.

Le prisonnier frissonna en remarquant à quel point Alexis Brabanne était différent de l’homme plein de vie et d’enthousiasme qu’il avait connu jadis. Il se mit à trembler en constatant à quel point son ancien mentor paraissait décharné. En fin de vie.

Le jour où le prisonnier s’évanouirait dans l’oubli, et son message avec lui, était peut-être plus proche qu’il ne l’avait imaginé.

À cette pensée, il se leva d’un bond, manquant se cogner au plafond de verre. Il serra ses poings, tremblant de désespoir.

Il avait tellement rêvé du jour où il serait libéré. Il avait imaginé les ballades dans les parcs, les longues pauses sur un banc au pied d’un cerisier en fleurs, les rayons du soleil sur sa peau parcheminée, et même la pluie aussi agréable que dangereuse dégoulinant sur son corps froissé. Il avait fantasmé sur les longs trajets en train effectués le regard perdu dans le paysage qui défilerait à toute allure derrière la fenêtre. Il avait longuement songé aux voyages en avion et aux nuages cotonneux derrière le hublot, aux parcours en métro où seule l’obscurité transparaitrait à travers les vitres crasseuses. Il avait souvent rêvé de journées passées à rêvasser affalé sur un canapé confortable, avec une tasse de thé sur une table basse et une bougie parfumée qui embaumerait la pièce. Il avait fantasmé les soirées qu’il passerait allongé sur un lit entre les bras d’une femme. Il pouvait presque sentir la douceur de ses mains sur sa peau usée. Il avait imaginé les nuits la tête sous la couette à la lueur d’une lampe de poche pour ne pas réveiller celle qui dormirait à ses côtés.

Le prisonnier se laissa glisser doucement contre le mur de verre de sa cage et se rassit, le visage entre les mains. Il ramena sa tête en arrière, la posa contre la paroi en verre et ferma les yeux, ignorant la larme salée qui glissait doucement sur sa joue, tandis qu’il oubliait la réalité et s’enfuyait dans ses rêveries.

Ce n’était pas seulement sa vie que son geôlier lui volait. C’était son destin. Il était né pour transmettre un message. Il était destiné à raconter, à faire rêver. Il était venu au monde pour offrir une échappatoire, pour permettre aux gens de fuir la routine de leur vie l’espace de quelques heures.

Grâce à lui, les gens goûteraient à l’aventure qu’ils craignaient d’intégrer dans leur propre vie. Lorsqu’ils auraient besoin d’un moment de répit, il interviendrait, il les emmènerait, il les emporterait à ses côtés. Avec lui, ils ressentiraient un arc-en-ciel d’émotions qui les entraînerait au plus profond d’eux-mêmes. À ses côtés, ils apprendraient à vivre et à ressentir. Avec l’aide de Lisanne, il leur enseignerait à se laisser guider par leurs sentiments, à faire confiance à leurs ressentis, à s’écouter et à suivre leur intuition. Lorsque le prisonnier ouvrirait la bouche, le silence se ferait et les gens apprendraient, emportés par la ferveur de sa voix et le tourbillon d’émotions qu’il créerait.

Le prisonnier ouvrit les yeux sans remarquer qu’ils étaient baignés de larmes. Il ne voyait plus la cage de verre qui l’entourait. Inconscient de son environnement, il rêvait. Il rêvait aux rires que son histoire provoquerait, à la tristesse qu’elle engendrerait parfois, à la crainte qui s’emparerait des cœurs, aux larmes qui couleraient durant le récit, à la réflexion qu’il engendrerait, au profond bien-être qui étreindrait ceux qui l’accompagneraient jusqu’à la dernière ligne et jusqu’au mot de la fin.

Il serra les dents en songeant à ce dont son geôlier privait le monde en le gardant captif et en l’empêchant de révéler l’histoire de Lisanne, son héroïne qui après avoir tout perdu, s’était acharnée jusqu’à trouver en elle-même la source de son bonheur.

Alexis privait les gens de faire aux côtés du prisonnier tous les voyages qu’ils aimeraient réaliser mais qui leur restaient inaccessibles. Il les privait des contrées sauvages auxquelles ils rêvaient, il les privait des aventures auxquelles ils aspiraient. Il leur refusait évasion et transformation. Il les coupait d’une représentation de ce qu’ils aimeraient être, de ce qu’ils aimeraient faire, de ce à quoi ils aspiraient et que Lisanne représentait si bien.

 

En consultant le calendrier pour la seconde fois ce matin-là, le prisonnier soupira.

Quatre ans. Quatre longues années. Longtemps. Trop longtemps qu’il croupissait là, captif d’une cage de verre et du bon vouloir de son geôlier.

Bien trop longtemps qu’il gisait là, simple document classé dans le coin supérieur droit d’un écran de verre, roman captif d’un ordinateur et du bon vouloir d’un auteur vieillissant qui refusait de le publier et le gardait prisonnier.

Alexis Brabanne avait oublié le roman qu’il avait pris tant d’heures à rédiger. L’écrivain sur le déclin avait rejeté son dernier-né dans un coin de sa mémoire et sur le bureau de son ordinateur, le rendant captif d’un simple disque dur, et le privant par-là-même de la chance de prendre un corps de papier et de raconter son histoire au monde entier.

Quatre ans. Quatre longues années. Longtemps. Trop longtemps que le roman croupissait là, captif de sa cage de verre et du bon vouloir de son geôlier.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire