mardi 5 juin 2012

♦ Au carrefour du destin ♦


Isabelle jeta un coup d’œil à l’horloge qui trônait dans la salle d’attente et soupira bruyamment, espérant vaguement que son soupir se frayerait un chemin jusqu’aux oreilles de l’ostéopathe et lui signalerait sa présence. Peine perdue : la porte resta close tandis que les minutes continuaient de s’égrener lentement.

La jeune femme fit mine de se lever, se ravisa, se rassit sur la chaise inconfortable. Elle appuya sa tête contre le mur et ferma les yeux, tâchant vainement de chasser le mal de crâne qui la tenaillait depuis de longues semaines et qui l’avait poussée à prendre rendez-vous chez un spécialiste conseillé par une bonne amie.

-          Spécialiste du retard, oui ! maugréa-t-elle.

Brune, la trentaine, les cheveux courts et les yeux noisette, Isabelle n’était pas particulièrement jolie mais elle possédait un charme et une chaleur qui attiraient les regards. Ou plutôt, un charme et une chaleur qui avaient attiré les regards. Depuis de longs mois, elle avait senti sa joie de vivre s’évanouir peu à peu, disparaître dans les tréfonds de son âme, laissant la place à des migraines incessantes et à un mal-être grandissant.

À un point tel que celle qui ne jurait que par la médecine traditionnelle s’était laissée convaincre par Julie et avait pris rendez-vous chez l’ostéopathe-qui-fait-des-miracles dont son amie lui rabattait les oreilles. Le peu d’effets des médicaments prescrits par son médecin et le mystère qui entourait la transformation radicale de son amie – en quelques semaines, la jeune femme d’une timidité maladive et d’une maladresse incontrôlable s’étaient transformée en une créature rayonnante, drôle et émouvante – avaient eu raison de ses dernières hésitations.

-          Bonjour !

Isabelle sursauta. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, un homme se tenait face à elle et l’observait, un léger sourire aux lèvres. Petit, la quarantaine, les yeux bleus très pâles entourés de petites lunettes rondes, il était vêtu d’un vieux jean élimé et d’un pull vert informe.

-          Madame Legrand ?

Elle comprit qu’il s’agissait du fameux ostéopathe et non d’un patient lorsqu’il prononça son nom. Elle serra la main qu’il lui tendait et le suivit dans la salle de consultation, vaguement irritée par son apparence. Pas de blouse blanche, des vêtements douteux, un sourire doucereux. Dans quelle galère s’était-elle embarquée ?

Il lui désigna un vaste canapé confortable et elle s’y installa, légèrement étonnée. La pièce ne ressemblait pas à un cabinet médical. Un feu brûlait dans l’âtre, chassant la fraicheur de l’hiver ; les murs étaient peints dans des couleurs chaleureuses, bien loin du blanc médicalisé ; aucun bureau dans la pièce mais deux canapés séparés par une petite table basse ; seule la table à massage qui trônait près du feu rappelait la profession de son propriétaire.

-         Alors, qu’est-ce qui vous amène chez moi ?

Isabelle s’arracha à son observation et reporta son attention sur son interlocuteur. Il la fixait chaleureusement, un petit sourire aux lèvres, attendant qu’elle se confie. La jeune femme ouvrit la bouche mais la referma aussitôt, hésitant encore à s’enfuir en courant. Elle comprenait mieux les mises en garde de Julie qui n’avait cessé de rabâcher sur l’originalité du spécialiste : « Je te conseille fortement de prendre rendez-vous mais je te préviens : cet homme va chambouler ta vie. Si tu n’es pas prête au changement, n’y va pas. Si tu t’y rends, ne t’étonne pas de te trouver face à un original. »

Sur le moment, elle n’avait guère prêté attention aux propos étonnants de son amie. À présent qu’elle était face à l’ostéopathe-qui-fait-des-miracles, elle hésitait à prendre la fuite, vaguement consciente de la justesse des propos de Julie : il avait à peine ouvert la bouche, pourtant elle sentait au fond de son âme que cet homme portait en lui la capacité de transformer sa vie.

Haussant les épaules, Isabelle replaça une mèche brune derrière son oreille. Elle avait pris sa décision.

-          Je suis sujette à d’insupportables migraines, expliqua-t-elle.

L’ostéopathe hocha la tête. D’un geste de la main, il désigna la table de massage.

-         Je vais voir ce que je peux faire pour vous. Vous pouvez vous mettre en soutien-gorge – gardez votre pantalon – et vous allonger sur la table.

À ces mots, Isabelle frissonna. Elle avait toujours détesté se déshabiller devant les médecins. Elle les haïssait de posséder ce pouvoir : un mot de leur part et vous voilà nu comme un ver face à leurs blouses blanches et leurs regards impudiques. Chassant ces pensées désagréables, elle se dévêtit en se demandant vaguement s’il prêterait attention au petit bourrelet qui débordait de son pantalon.

À sa grande surprise, lorsqu’il se rapprocha d’elle et posa ses mains sur ses épaules, Isabelle était totalement détendue. Ses mains parcoururent son dos, s’arrêtant sur certains endroits, en survolant d’autres. Au bout de quelques minutes de cet examen minutieux, il se racla la gorge.

-         C’est bien ce que je pensais, affirma-t-il doucement. Votre migraine est probablement liée à vos nombreuses distorsions.

À ces mots, Isabelle tourna la tête dans sa direction, vaguement étonnée par son diagnostic.

-         Distorsions ?

Il lui sourit doucement.

-         Vous n’avez jamais entendu ce mot dans un contexte médical, n’est-ce pas ?

Elle acquiesça – ou plutôt essaya, sa position n’étant pas vraiment compatible avec un tel geste.

-         Ça ne m’étonne guère. Je vais vous expliquer ma théorie, vous me confierai ensuite ce que vous en pensez. Je vous demande de me laisser aller jusqu’au bout sans m’interrompre, même si mes propos vous surprennent. C’est entendu ?

Il s’éloigna de la table où elle était allongée sans attendre sa réponse, tira une chaise et s’assit à ses côtés. Lorsqu’il plongea ses yeux bleus dans les siens, Isabelle retint son souffle, transpercée par la profondeur de son regard.

-         Les distorsions correspondent à des moments où vous avez choisi de partir à gauche alors que votre route tournait à droite. J’aime également les nommer rendez-vous manqués avec son propre destin.

Il soupira sans la quitter du regard. Isabelle resta silencieuse, incapable de prononcer le moindre mot, cherchant vaguement à comprendre pourquoi le charabia qui sortait de la bouche de cet illuminé provoquait un tel écho en elle.

-         Je ne suis pas très clair, excusez-moi, mais les distorsions ne sont pas un phénomène aisé à expliquer. Pour faire simple, disons que chaque être humain possède un chemin tracé, que certains aiment prénommer destin. Ce chemin est flou, il ne signifie pas que notre vie est tracée d’avance. Il s’agit simplement d’une direction générale liée à notre personnalité et ancrée profondément en chacun de nous. Un chemin qui donne sens, cohérence et valeur à notre vie. Un chemin intimement lié à notre bien-être et à notre bonheur. Or, dans la société actuelle, les gens ont perdu l’habitude et la capacité à ressentir, à écouter leurs émotions, à percevoir les messages de leur propre corps. Leurs choix sont dictés uniquement par leur raison, par leur cerveau, par leur éducation. Ils perdent leur aptitude à s’écouter et ce faisant, ils s’éloignent de leur propre chemin. Ils tournent à gauche là où leur ressenti leur hurle de prendre à droite. Ils provoquent des distorsions et chacune de ces distorsions s’inscrit profondément dans leur corps, causant douleurs en tout genre, allant des migraines aux maux de dos, en passant par les troubles gastriques.

-         J’ai du mal à saisir… murmura Isabelle. Vous pensez que ma migraine est due à une série de distorsions ?

-         J’en suis certain. Regardez, je vais vous montrer.

Il se leva et posa à nouveau ses mains sur son dos nu. Il entreprit de masser un point précis dans le creux de son dos. Aussitôt, Isabelle sentit sa respiration s’emballer, tandis que des souvenirs affluaient dans son esprit. Derrière ses yeux clos se dressait une grille de fer ouvragée qu’elle reconnut immédiatement comme celle qui séparait la rue de l’allée de son ancien petit ami. Elle se revit quelques mois plus tôt, le doigt posé sur la sonnette. Nicolas l’avait mis hors d’elle, elle l’avait foutu dehors, il lui manquait terriblement, elle hésitait à le rappeler. Au bout de longues minutes, elle avait pris sa décision, elle avait fait demi-tour, elle s’était éloignée sans jeter un regard en arrière. Ils se disputaient sans arrêt, sa mère avait sans doute raison, il n’était probablement pas fait pour elle.

Elle ne l’avait plus jamais revu.

Lorsque le massage cessa, elle ouvrit les yeux et réalisa qu’ils étaient emplis de larmes.

-         C’était une distorsion ?

L’ostéopathe acquiesça.

-         C’était une distorsion. Un passage de votre vie où vous vous êtes trouvée face à un choix. Où votre intuition vous hurlait de prendre à gauche et où vous avez préféré écouter votre raison et partir à droite.

Il resta silencieux tandis qu’elle réfléchissait aux implications de ces paroles. Étrangement, elle ne doutait plus. Tout son être lui hurlait que les propos de cet homme, bien qu’étranges, étaient pleins de bon sens. Soudain, elle réalisa que sa migraine avait reflué. Ce dernier élément acheva de la convaincre.

-         Comment fait-on pour retrouver son chemin ? demanda-t-elle, troublée.

-         On s’écoute. On est attentif à ses propres émotions ainsi qu’aux messages de son corps. On prête attention à ses envies qui ne sont jamais anodines. Mais surtout, on fait confiance à son instinct et à son intuition.

 À ces mots, Isabelle fit la moue, découragée.

-         Et concrètement, on fait quoi ?

Sa réflexion arracha un petit rire à l’ostéopathe-qui-fait-des-miracles. Un rire sincère, qui se reflétait aussi bien sur son visage que dans ses yeux. En l’observant, Isabelle que cet homme dégageait une chaleur extraordinaire. Plus que ça : il paraissait parfaitement calme et serein. Il était à sa place.

-          Venez, je vais vous montrer, murmura-t-il.

Isabelle n’hésita plus. Elle se redressa, renfila ses vêtements et le suivit jusqu’au canapé. Elle sourit en constatant qu’elle se sentait sereine. Julie avait raison. Cet homme allait bouleverser sa vie.


***

6 commentaires:

  1. J'aime beaucoup ! Ton écriture et ce que tu racontes. Il y a une suite ? (demande la fille curieuse)

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  2. Merci, ça fait très plaisir. A l'origine je l'avais écrit pour un concours donc il n'y avait pas de suite mais je vais peut-être en écrire une ;-)

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  3. ah oui! j'ai hâte... mais la suite de quoi ? de l'ostéo qui fait du bien ou de la madame qui a des distorsions?

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    1. Je ne sais pas encore en quoi consistera la suite parce que je ne l'ai pas encore écrite ;-) Par contre, il va falloir être patient(e) parce que je n'ai vraiment pas le temps d'écrire pour le moment... A bientôt et merci pour le commentaire, ça fait toujours plaisir :-)

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  4. La suiiiiiiiiiiiiiite !! ;-)

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    1. Elle viendra ! Sous une autre forme et pas tout de suite, malheureusement... (Ça prend du temps d'écrire :-))

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